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Analyse/ Colonisation: un crime aux effets inépuisables

| Par Philippe Riès.

La seule chose scandaleuse à propos de la dénonciation de la colonisation en tant que « crime contre l’humanité », c’est la négation de cette évidence. De l’exposition en cours au Musée national des arts anciens (MNAA) de Lisbonne jusqu’à l’étude récente d’un économiste de Harvard, démonstration.

Détail du tableau « Chafariz d’El Rei » : le chevalier noir © DR

Sur le tableau intitulé Chafariz D’EL Rei(« La fontaine du roi »), au milieu d’une scène de rue de la Lisbonne de la Renaissance, figure un chevalier de l’ordre de Santiago, à la monture richement harnachée. L’homme à cheval, au port noble, est un Noir. Une autre figure africaine du même tableau représente le plus bas de l’échelle sociale : un serviteur, certainement un esclave, couvert d’excréments qu’il portait sur la tête dans un seau dont le fond a rompu. Ce contraste alimente actuellement une polémique sur l’authenticité de l’œuvre, prétexte de l’exposition consacrée par le MNAA à « La cité globale – Lisbonne pendant la Renaissance ». Comment un Noir pouvait-il être chevalier, interrogent les sceptiques ? Que nous dit l’art de cette première mondialisation, celle des découvertes portugaises, qui fit de la capitale lusitanienne un monde cosmopolite, dont une part importante de la population venait d’Afrique subsaharienne ? Mais qui fut aussi à l’origine de la traite transatlantique, crime contre l’humanité s’il en est.
Les personnages noirs sont également nombreux dans une autre scène, baptisée A Rua Nova dos Mercadores (« La rue neuve des marchands »), estimée de la même époque (entre 1570 et 1619) et très probablement du même auteur, un « peintre flamand non identifié », selon les curatrices de l’exposition, Annemarie Jordan Gschwend et Kate Lowe. Curieusement, cette dernière œuvre (plus tard coupée en deux), venue de la succession du peintre anglais du XIXesiècle Dante Gabriel Rossetti, fut longtemps considérée comme la description d’une ville du nord de l’Europe, en raison de la manière picturale, alors que la diversité raciale était une caractéristique unique de la capitale portugaise. Comme l’écrit Kate Lowe dans le chapitre du catalogue consacré aux « étrangers dans la Lisbonne globale », « une des caractéristiques essentielles d’une cité globale est d’avoir une population diversifiée. À la Renaissance, Lisbonne possédait un mélange d’habitants plus important et plus varié que n’importe quelle autre cité européenne de cette époque (…), composé non seulement de natifs du Portugal, mais de gens des différents pays d’Europe et du monde entier ». « Certains, mais pas tous, ajoute-t-elle, étaient arrivés comme esclaves, et la population de la ville était ethniquement et linguistiquement très diverse. »

«Rua Nova dos Mercadores » : peintre flamand inconnu © DR.
De cet héritage de l’Histoire subsistait une population « nord-africaine », restée sur place après la reconquête chrétienne contre l’occupation d’une grande partie de la péninsule Ibérique par les Maures, et dont témoigne l’existence dans la Lisbonne contemporaine du quartier de la Mouraria. Cette population cohabitait d’ailleurs avec une très importante communauté de religion israélite, jusqu’à l’expulsion des juifs ou leur conversion forcée, à la fin du XVe siècle.

Il faut tout autant rappeler la position commerciale prééminente de Lisbonne au départ des nouvelles routes maritimes. Aussi bien le Chafariz, sur les quais, que la Rua Nova appartenaient à la partie de la ville riveraine du Tage, où furent construites et d’où partirent les caravelles des découvreurs. D’où la présence de groupes de marchands et de visiteurs venus de tous les horizons de l’Europe, dont les noms se trouvent aujourd’hui encore au répertoire des patronymes « portugais » (comme plus tard ceux des familles du nord de l’Europe qui domineront le négoce du vin de Porto, la plus ancienne appellation d’origine au monde).

Dans cette Europe d’avant les États-nations et les prétendues « identités nationales », « la meilleure façon, peut-être, d’appréhender la population globale de la Lisbonne de la Renaissance est d’admettre qu’il y avait un éventail de possibilités entre natif et étranger et que les personnes pouvaient modifier leur position sur cet éventail », explique Kate Lowe. « La fixation de l’identité est une notion aussi fictive que l’idée qui veut que les gens aient une seule identité », ajoute-t-elle (souligné par nous). « Ainsi, des personnes arrivées de pays étrangers ont commencé par être des étrangers : ils avaient une apparence différente, un comportement différent, une religion différente. Mais ils ont accepté le christianisme et ont appris le portugais, ont adopté le costume portugais et par exemple, ont épousé des Portugais, devenant toujours plus portugais jusqu’à ce qu’ils ne soient plus, dans une certaine mesure, regardés comme étrangers. Selon les individus et les groupes, cette transformation s’est effectuée à des rythmes différents et l’intégration au monde portugais ne fut pas uniforme. » Le principal obstacle à l’intégration, dans un pays où a commencé à sévir l’Inquisition venue de l’Espagne voisine, n’étant ni l’origine « nationale », ni la « race », mais la religion.

Dans la Lisbonne « africaine » de la Renaissance 

Dans le kaléidoscope démographique lisboète au tournant du XVIe siècle, la minorité la plus vaste et la plus visible est celle des Noirs d’Afrique équatoriale. Les témoignages allant de 10% d’une population lisboète totale de presque 100000 habitants en 1550, jusqu’à un cinquième des quelque 250000 résidents en 1578. Tous ne sont pas esclaves, et d’ailleurs tous les esclaves ne sont pas noirs, puisqu’il y a aussi ceux qu’on appelle « Chinois » ou « Indiens ». Esclaves domestiques, urbains, vivant au sein des familles. Des Africains, peu nombreux, sont venus librement. D’autres ont été affranchis. Certains, libres et parfois nobles, représentent à Lisbonne les grands royaumes africains, notamment ceux du Congo et de l’Angola. Car n’en déplaise aux apologistes de la colonisation, la civilisation existait en Afrique bien avant l’arrivée des conquérants. Et en effet, il y eut parmi eux au moins trois chevaliers de Santiago dûment répertoriés. À noter que des archives historiques inestimables, en particulier celles de la Maison de Guinée, ont été perdues dans le tsunami et les incendies suivant le dramatique tremblement de terre de 1755, qui rasa la Lisbonne venue du Moyen Âge et de la Renaissance. Mais la ville moderne conserve la trace de cette histoire dans ses noms de rues, par exemple « a rua do Poço dos Negros », littéralement la rue du « Puits-des-Noirs », en réalité le lieu de sépulture chrétienne obligatoire des esclaves baptisés, sous peine de fortes amendes pour les maîtres.

Remarque à l’attention des Zemmour et autres nativistes au front bas agitant l’épouvantail du « grand remplacement » devant des populations européennes déboussolées par l’impact de la troisième mondialisation : la très importante population d’origine africaine n’a été ni expulsée, ni massacrée ou brûlée vive (sort d’une partie de la communauté juive), mais entièrement assimilée au fil des générations par les mariages mixtes, au demeurant effectifs dès l’origine de la présence africaine à Lisbonne.
La Lisbonne globale de la Renaissance ne se résume pas, bien sûr, aux effets du processus séculaire de ce qui va devenir la colonisation blanche, les autres pays européens (Espagne, Pays-Bas, France, Angleterre, Belgique, Allemagne et Italie) emboîtant successivement le pas aux pionniers portugais. En témoignent, parmi les 250 pièces du monde de l’époque exposées au MNAA, celles qui viennent de la Chine, du Japon ou de l’Inde. L’expression artistique opérant, comme souvent, la fusion « sans frontières » des thèmes, des procédés et des talents.

Mais de la même manière que l’on ne peut visiter le musée royal d’Afrique centrale de Tervuren, près de Bruxelles, sans devoir rappeler ce que fut la réalité de «l’État libre du Congo » par le souverain belge Léopold II (des millions de morts africains, sans doute plus que la Shoah, au travail forcé pour la récolte du caoutchouc à l’état sauvage), il est impossible d’admirer les trésors de la globalisation portugaise sans évoquer sa face sinistre, monstrueuse : la colonisation et son corollaire, la traite transatlantique. Car si le Portugal continental et « indien » a aboli l’esclavage en 1761 (la traite portugaise vers le Brésil, mais aussi les Caraïbes et les États-Unis, continuera jusqu’au milieu du XIXe siècle), ce sont bien les colonisateurs lusitaniens qui ont inventé la traite « moderne ».
À point nommé, l’économiste Nathan Nunn, de l’université Harvard, a actualisé recemment les travaux qu’il mène depuis longtemps autour de l’impact de la traite transatlantique sur le développement économique, social et institutionnel de l’Afrique, en particulier les publications de 2008 et 2010 visant à « calculer quel serait le niveau développement de l’Afrique s’il n’y avait pas eu le commerce des esclaves ». « L’estimation commence par noter le revenu annuel moyen par habitant des pays d’Afrique, estimé en l’an 2000 à 1 834 dollars. Un chiffre sensiblement inférieur à celui du reste du monde (8 809 dollars) et bien plus faible que le revenu moyen des autres pays classés en développement (4 468 dollars). » Nunn rappelle que ses propres estimations permettaient de conclure que « si le commerce des esclaves n’avait pas existé, 72 % de l’écart de revenu entre l’Afrique et le reste du monde n’existerait pas aujourd’hui, de même que 99 % du fossé entre l’Afrique et les autres pays en développement. En d’autres termes, sans la traite des esclaves, l’Afrique ne serait pas la région la moins développée du monde, et aurait un niveau de développement équivalent à celui de l’Amérique latine ou de l’Asie ».

Afrique : corrélation entre l’intensité de la traite et le sous-développement

Rappelons les chiffres, illustrés par le remarquable document interactif mis en ligne en 2015 par Slate.com et qui permet de suivre à la trace pendant trois cent quinze ans, entre les deux rives de l’Atlantique, 20528 voyages de navires négriers, avec leur pavillon national (portugais, hollandais, français, anglais, américain, espagnol), leur cargaison de « bois d’ébène » transportée dans des conditions abominables et souvent fatales, leur point de départ, sur les côtes d’Afrique occidentale et orientale, et leur destination, de Rio de Janeiro à Charleston. Entre 1400 et 1900, l’Afrique noire a été victime de quatre traites (transsaharienne, mer Rouge, océan Indien et transatlantique), la dernière étant de loin la plus importante et la plus dévastatrice. « Au total, rappelle Nunn, près de 20 millions d’esclaves ont été arrachés au continent (Nunn, 2008). Selon les meilleures évaluations, en 1800 la population de l’Afrique était la moitié de ce qu’elle aurait été sans le commerce des esclaves (Manning, 1990). »

Nunn cite l’exemple du puissant royaume du Congo, « découvert » en 1493 par le Portugais Diogo Cao. « Initialement, le royaume du Congo et les Portugais se contentaient d’échanger des produits, notamment le cuivre, les textiles, l’ivoire et les esclaves. Qui au début étaient uniquement des prisonniers de guerre et des criminels. Toutefois, la demande d’esclaves par les Portugais, l’omniprésence des marchands d’esclaves et des commerçants, et la compétition pour le trône au sein du royaume ont conduit à une augmentation dramatique et incontrôlée de la capture des esclaves et des raids à travers le pays. En 1514, le roi congolais Alfonse écrivait au roi du Portugal pour dénoncer la collusion entre les marchands portugais et les nobles pour asservir illégalement ses sujets. En 1526, pour tenter de mettre fin au trafic, le roi Alfonse demandait l’expulsion des marchands portugais. Ses efforts furent vains. Les raids esclavagistes massifs se poursuivirent sans contrôle tout au long du XVIe siècle, culminant dans l’invasion de Jaga en 1568-1570. La grande guerre civile qui en résulta entre 1665 et 1709 conduisit à l’effondrement d’un royaume autrefois puissant (Heywood 2009). »

La carte et le graphique ci-dessous illustrent la corrélation établie par Nunn entre l’intensité de la traite et le retard de développement des régions de l’Afrique contemporaine. RDC, Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, principaux « gisements » d’esclaves pour les Portugais (et pas seulement), se situent dans la partie la plus durement touchée, jusqu’à aujourd’hui. Comme il l’explique en citant les études récentes sur un phénomène trop longtemps négligé par les historiens et les économistes, la traite n’a pas seulement privé l’Afrique noire d’une partie essentielle de sa population, elle a détruit ses institutions, les liens sociaux, la « confiance » entre parents et amis, l’équilibre entre les sexes (la traite transatlantique ciblant par priorité les mâles, contrairement à celle de l’océan Indien), reflétée jusqu’à nos jours dans la place de la femme au travail.

L’impact de la traite selon les régions d’Afrique © Voxeu.org
La corrélation entre la traite et le sous-développement

« Bien que la recherche pour comprendre l’impact à long terme de la traite sur l’Afrique soit encore en chantier, les preuves accumulées jusqu’ici suggèrent que cet événement historique a joué un rôle important non seulement en termes économiques, mais aussi culturels et sociaux, conclut Nunn.

Ces preuves indiquent que l’éventail des conséquences est large, incluant la prospérité économique, la diversité ethnique, la qualité des institutions, la prévalence des conflits, la diffusion du VIH, les niveaux de confiance, le taux de participation des femmes sur le marché du travail et la pratique de la polygamie. Ainsi, le commerce des esclaves paraît avoir joué un rôle important dans la fabrication du tissu social de l’Afrique aujourd’hui. »

À ceux qui, pour caresser dans le sens du poil les clientèles électorales postcoloniales et les nostalgiques de l’Empire, s’indignent du simple constat d’Emmanuel Macron, on conseille de lire Nathan Nunn et d’autres bons auteurs (Adam Hochschild notamment) qui se sont efforcés de déchirer le voile du déni couvrant encore trop largement l’histoire de la colonisation occidentale et de la traite transatlantique.

Ou de faire, au Brésil, le chemin conduisant de Ouro Preto (Minas Gerais) au port de Paraty (État de Rio de Janeiro) : les esclaves qui montaient sur cette route de la mort croisaient les chargements de métal jaune destinés à Lisbonne, la ville la plus riche du monde jusqu’au séisme de 1755. La colonisation, un crime contre l’humanité ? Com certeza !

Philippe Riès
Journaliste professionnel depuis 1976.
A l’Agence France-Presse entre juillet 1982 et novembre 2007.
Chef de la rédaction au bureau de Tokyo (1985-1989), chef du Département économique à Paris (1990-1996), correspondant senior à Hong Kong (1997-1998), directeur du bureau de Tokyo (1998-2003), directeur du bureau de Bruxelles 2003-2007).
Auteur, aux Editions Grasset : «Cette crise qui vient d’Asie» (1998), «Citoyen du Monde (avec Carlos Ghosn-2003), «Le jour où la France à fait faillite» (avec Philippe Jaffré-2006).

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