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Contribution / Tidjane Thiam : « La France est une idée, être français une émotion »

L’intégralité de la contribution de Tidjane Thiam à l’ouvrage collectif Qu’est-ce qu’être français ? paru le 17 novembre 2009 aux Editions Hermann.

” La France est diverse. Une telle question a potentiellement autant de réponses qu’il y a de français, avec chacun une histoire et un parcours qui leur sont propres.

Qu’est-ce- qu’être français pour l’ivoirien que je suis aussi, produit d’une histoire personnelle et familiale qui commença bien loin des rives de la Seine, en Afrique de l’Ouest ?

Pour répondre à cette question, je dois remonter le cours de mes souvenirs, où quelques moments forts émergent.

  • L’émotion d’une mère

14 juillet 1983. Dans mon uniforme de l’Ecole Polytechnique, je dois à ma taille de défiler au premier rang des élèves de l’Ecole sur les Champs-Elysées à Paris. Ma mère est là, profondément émue de voir le plus jeune de ses sept enfants porter cet uniforme si symbolique de l’idée qu’elle se fait de la France.

Plus de vingt-cinq ans après cette matinée estivale, sa simple évocation suffit encore à provoquer en moi une émotion réelle et profonde. Ce que ma mère ressentit ce jour-là, elle l’africaine que son père refusa d’envoyer a ‘l’école des blancs’ et qui dut apprendre à lire une fois adulte, à plus de trente ans. Ma mère si africaine, si fière de son héritage et de sa culture et pourtant si déterminée à donner toutes leurs chances à ses enfants dans un monde si différent de celui dans lequel elle grandit. Ce qu’elle ressentit alors, elle seule pourrait nous le dire si elle était encore parmi nous, si elle n’avait pas quinze mois après ce 14 juillet 1983, rejoint ses ancêtres de Yamoussoukro. Ancêtres qu’elle avait tant aimés et respectés, ancêtres dont elle nous a parlé toute sa vie, nous donnant un double ancrage identitaire et culturel que je trouve si précieux aujourd’hui.

Je suis reconnaissant à la France de nous avoir permis à ma mère et à moi de partager des moments aussi forts.

Mon parcours scolaire, les années passées en classes préparatoires, à l’X puis à l’Ecole de Mines ont été, et demeurent, pour moi source d’avantages réels dans la société française comme à l’étranger où je me trouve maintenant depuis de nombreuses années. Je suis conscient de tout ce que mon expérience a d’unique et reconnais qu’elle n’est pas nécessairement représentative. Le plus important pour moi n’est pas l’impact que ce parcours scolaire a pu avoir sur ma carrière mais plutôt le fait qu’il n’a été rendu possible que par une tradition et des valeurs remontant à 1794.

C’est pourquoi l’immigré que je suis est reconnaissant aux sans-culottes, à ces premières années de la révolution, aux esprits libres et aux enfants terribles qui, nés dans une société européenne bloquée par des siècles d’histoire et de tradition, ont osé rêver d’un monde différent où le succès serait fonction non plus de la naissance mais du mérite, des talents et de l’ardeur au travail. Ils nous ont donné en héritage ce mot et cette aspiration si précieux : méritocratie.

Pensaient-ils qu’un jour de jeunes arabes, de jeunes asiatiques, de jeunes africains s’engouffreraient dans la brèche qu’ils ont ouverte en 1789 pour venir défiler sur les Champs-Elysées, près de deux siècles plus tard ? J’aime le croire. Cette idée d’une France juste, généreuse et visionnaire, demeure ; j’y suis profondément attaché. A beaucoup d’égards, l’enfant africain que je suis a directement bénéficié du courage et de l’ambition de cette France révolutionnaire, de cette France enfant des Lumières.

La France clairement peut être définie comme un territoire. Un espace géographique. Une histoire. Des femmes. Des hommes. Pour moi, elle est aussi et surtout, avant tout, une idée. Une aspiration. Comme telle, son essence et son identité ne reposent ni sur les gènes, ni sur la couleur de la peau ni sur l’apparence physique ou la couleur des cheveux. Cette France-là appartient autant aux parisiens de 1789 qu’à l’africain que je suis.

Ma France à moi est donc une idée : chahutée, changeante, toujours un peu différente mais toujours reconnaissable entre toutes.

Notre république.

  • L‘honneur de mon père

Mon père, qui était encore vivant quand je commençai à travailler sur le présent texte et qui depuis, nous a quittés, dans sa quatre-vingt-sixième année. Mon père, le fils de Dagana, petite bourgade sur les rives du fleuve Sénégal, fleuve si majestueux, si vital, où la France dans son désir d’expansion est venue tenter de faire d’enfants africains de petits français.

Improbable rencontre entre un enfant africain de neuf ans et une idée si séduisante, celle d’une république où tous, enfant Toucouleur ou enfant de la Corrèze seraient égaux et auraient les mêmes droits, devoirs et chances. Mon père, inscrit d’autorité à l’école par un représentant de cette France républicaine, commandant de cercle éclairé, qui sut passer outre les objections de mon grand-père. Mon grand-père avait en effet préféré se laisser arrêter plutôt que d’envoyer l’aîné de ses fils, son héritier, à l’école, craignant qu’il ne devînt un étranger pour lui et ne parlât une autre langue que la sienne.

Cet enfant, mon père, est rapidement tombé profondément amoureux de cette France, de cette idée nouvelle qu’on lui présentait. Il en est tombé amoureux, comme un enfant tombe amoureux, comme on aime une amante proche du cœur mais loin des yeux.

De cette idée, il est resté amoureux toute sa vie, n’hésitant pas à la défendre quand une autre idée venue d’outre-Rhin tenta de tout submerger au milieu du vingtième siècle.

Cette idée, cette France, il l’a combattue enfin, aux cotés d’Houphouët-Boigny pour s’opposer à ceux qui, prétendant l’incarner et la représenter dans ses territoires les plus éloignés, ternissaient à coups de chicotte son image et l’attrait qu’elle pouvait avoir pour des générations successives d’africains.

Mon père m’a toute ma vie parlé, avec l’éloquence que seules la sincérité et l’émotion confèrent, de cette idée, de cette France qui osait proclamer dans un monde où l’asiatique était encore traité de ‘coolie’ ou le noir de ‘boy’ dans le Sud de l’Amérique, de cette France qui osait dire : liberté pour tous, égalité pour tous, fraternité de tous !

Les écoles, les routes, les puits, les médecins donnaient un sens et une crédibilité nouveaux à ce message, porté par des instituteurs zélés aux quatre coins de l’Empire. La loi Houphouët-Boigny, votée dans l’euphorie de 1945, abolissant le travail forcé : quel message pour tous ceux qui doutaient de la France après ce terrible printemps de 1940 et les années sombres de l’occupation ! La chicotte, les arrestations arbitraires, les élections truquées, le régime de Vichy, n’étaient pas compatibles avec ce message généreux et universel.

Après 1945, la France continua à dire: ‘Liberté, Egalite, Fraternité’. Elle continua à le dire même quand il devint clair pour tous que ce cri contenait les germes de la destruction de son empire. Mieux vaut parfois pour une grande nation perdre un Empire que son âme. La France sut perdre l’un et garder l’autre.

Quelques décennies après tous ces combats, la France donna enfin à mon père l’occasion de ressentir une émotion aussi forte que pure, effaçant des années de colère et de frustration. Cette émotion, c’est celle que je vis dans son regard le jour où il reçut ses insignes de Chevalier de la Légion d’Honneur, ordre où il devait atteindre par la suite le rang de Grand Officier. Ce jour-là, il devint soudain clair pour moi pourquoi, cet homme qui avait lutté pour voir la Côte d’Ivoire indépendante, réagissait encore si fortement aux accents de La Marseillaise où qu’il les entende.

Il resta jusqu’au bout fier de porter cette décoration, symbole de l’honneur retrouvé d’un africain si français.

A travers ces deux anecdotes faisant revivre mon père et ma mère, ces vies et ces destins qui se cherchèrent et se construisirent en France et en Afrique, vous aurez compris que ma relation à la France est nécessairement complexe, forte et faite d’émotions multiples et souvent contradictoires.

Quelles émotions ? Laissez-moi les décrire, les nommer.

  • Gratitude avant tout

Gratitude profonde et réelle pour l’éducation que la France m’a donnée mais aussi et simplement pour les opportunités qu’elle m’a offertes d’intégrer grâce à un système de sélection ouvert et transparent ses meilleurs écoles, d’y bénéficier de l’enseignement dispensé par ses meilleurs cerveaux, fruit de siècles de recherche, de travail acharné et d’efforts. Il n’est pas possible pour moi de dire assez combien tout cela m’a servi et me sert encore chaque jour dans mon rôle de directeur financier d’une des premières entreprises britanniques.

Je n’ai pas fait qu’acquérir du savoir dans ces écoles j’y ai aussi bâti quelques amitiés solides. C’est cette France-là, que nous tous porteurs d’une différence qu’elle soit visible ou non, c’est cette France-là que nous tous français avec trait d’union (franco-ivoiriens, franco-camerounais, franco-sénégalais et autres…) nous aimons. C’est celle que nous chérissons, celle que nous sommes prêts à défendre envers et contre tout, même quand elle nous repousse.

Nous la défendons car elle est porteuse d’espoir. Son message, universel, est porteur d’espérance, pour tous ceux qui sur cette terre manquent de justice et de liberté.

  • Joie certainement

Joie sans mélange quand une équipe Bleu-Black-Beur gagne enfin cette Coupe de Monde en 1998. Le 12 juillet 1998 est le seul jour de ma vie d’amoureux du ballon rond où j’aie été content de voir le Brésil perdre…

Trop de choses ont été dites et écrites déjà sur cette victoire mais comment oublier la vague d’espoir qu’elle a suscitée pour les Mamadou, Abdoulaye, Mohammed, Kader de France et de Navarre.

Vague qui vint mourir sur les plus de vingt pour cent d’un certain candidat à la présidentielle un soir de 2002.

  • Frustration parfois

Devant ces policiers français comme moi et qui me tutoient. Frustration de devoir m’exiler a Londres, fatigue de me cogner le crane contre un plafond de verre parfaitement invisible mais o combien réel.

Fatigué de voir des collègues moins compétents s’élever et progresser quand ma carrière stagnait. Frustré de voir que l’Angleterre sait me donner aujourd’hui tout ce que la France n’a pas toujours voulu ou simplement peut-être su me donner : opportunités, respect et le don le plus précieux bien sur : indifférence a ma couleur.

Frustration quand l’un de mes camarades d’école devenu chasseur de têtes m’avoue embarrassé, qu’il a cessé d’inclure mon profil dans ses réponses à ses clients français, parce que la réponse invariablement était : profil intéressant et impressionnant mais vous comprenez…’. Tout là aussi était à chaque fois dans le non-dit, dans ces points de suspension.

Seule ma foi dans les idéaux que défend et représente la France me permet quand c’est nécessaire, de mettre en perspective l’étroitesse d’esprit à laquelle nous tous, porteurs d’une différence visible, sommes si souvent confrontes.

J’entends que depuis ces années quatre-vingt qui virent le début de ma carrière professionnelle, les choses ont changé et pour le mieux. Je m’en réjouis même si je demeure convaincu qu’il nous reste en France beaucoup de chemin à parcourir pour parvenir à une véritable égalité des chances.

  • Espérance toujours

Espérance dans les moments où la France enfin se retrouve et parle au nom du Monde pour par exemple dire non à l’invasion de l’Irak. La France n’est jamais plus grande que quand elle sait puiser au plus profond de son être et de son histoire pour être la voix du monde, la voix des vaincus, des laissés-pour-compte.

Espérance née de ce que, pur produit du système français, je puisse être déclaré par The Guardian de Londres seconde personnalité noire la plus influente du Royaume-Uni. Je suis reconnaissant à tous mes maîtres, mes professeurs de lycée, si dévoués, si exemplaires, qui ont donné un peu de leur temps à un jeune africain si désireux d’apprendre et de savoir qu’il les faisait sourire.

Le plus important à l’heure où j’écris ce texte, entouré de ma gratitude, de mes frustrations et de mon espérance, est de savoir lequel de ses visages la France décidera de montrer au monde dans un siècle si plein de promesses mais aussi de menaces.

Kishore Mahbubani dans son livre The New Asian Hemisphere : The irresistible shift of global power to the East nous dit que le 21e siècle sera celui de l’Asie. Il n’est pas le premier à le dire et ne sera certainement pas le dernier.

Ces mots prennent une résonance toute particulière en ces temps de crise du système financier classique et où nous sommes nombreux à remettre en question paradigmes et modèles. Directeur d’un groupe qui est numéro 1 en Asie, je suis concerné au premier chef par ces questions.

  • Quelle place pour nous français dans ce nouveau siècle ?

Celle que nous nous ferons en restant fidèles à ce que nous avons de meilleur à offrir au monde de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du Citoyen à Lafayette, Baudelaire, Berlioz, Pasteur, Jean Moulin, Malraux, de Gaulle…

Face à un monde qui change, les seules attitudes, les seules attitudes qui conduiront de manière certaine à l’échec, sont l’immobilisme, la crispation et la frilosité. La fermeture, l’isolement, le mépris des autres auront pour corollaires dans un monde où la compétition entre nations et économies est féroce, l’échec, la perte d’influence et à terme l’insignifiance.

Je suis convaincu que la France peut continuer, si elle reste fidèle à ses valeurs, à occuper une place de choix dans ce 21e siècle qui fait de Barack Obama le président de la nation la plus puissante du monde.

Je suis convaincu que mon espérance n’est pas vaine. La France est trop grande, trop pleine des désirs de ses enfants d’où qu’ils viennent, Mohammed ou Thibault, Amina ou Laure, pour ne pas continuer à être au premier rang des nations, éprise de justice et de liberté, prête à s’enflammer pour un nom ou pour un pays.

La France trouvera en elle l’énergie, la créativité, l’intelligence nécessaires pour qu’elle demeure ce qu’elle ne doit jamais cesser d’être : une source d’espoir pour le monde et pour les hommes et femmes de bonne volonté.

La France vivra.

La France continuera de rayonner.

Ma France à moi est une idée et les idées ne meurent jamais.”

  • Qui est Tidjane Thiam ?

Tidjane Thiam, ingénieur diplômé de l’École Polytechnique, ingénieur civil des Mines (Paris), MBA INSEAD, est Chief Executive Officer (CEO) de Prudential plc, premier groupe d’assurances britannique par sa capitalisation boursière. Ayant débuté sa carrière chez McKinsey, Tidjane Thiam a été directeur associé de McKinsey & Company à Paris, directeur général du BNETD puis ministre du Plan et du Développement. Il a ensuite rejoint Aviva, où il a été directeur de la Stratégie et du Développement puis CEO d’Aviva Europe et membre du Conseil d’administration. Il a ensuite quitté Aviva en 2007 pour rejoindre Prudential comme Chief Financial Officer (CFO) avant d’être nommé CEO le 19 mars 2009. Il est administrateur de l’Overseas Developement Institute à Londres et membre de l’African Progress Panel, présidé par Kofi Anan. Il a été désigné “Global Leader for Tomorrow” par le World Economic Forum de Davos en 1998 et Alumnus de l’annee par l’INSEAD en 2007.

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