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« Congo hold-up » : comment le clan Kabila s’est engraissé sur les importations alimentaires

L’entreprise d’importation alimentaire Egal a reçu 77 millions de dollars de fonds suspects et détournés des caisses de l’État de RDC, dont 6 millions ont directement bénéficié au président Kabila. Aucun de ses proches n’a été inquiété car la banque BGFI a étrangement choisi d’endosser toute la responsabilité.

«J’étais face à un groupe de mafieux. C’est inacceptable ce qui s’est passé. » Cette déclaration choc est prononcée par l’homme le plus redouté de la République démocratique du Congo (RDC), Jules Alingete, patron de l’Inspection générale des finances (IGF) depuis le 30 juin 2020. Au Congo-Kinshasa, cette institution a la particularité de dépendre directement du président de République.

Jules Alingete est le « monsieur anticorruption » du nouveau président, investi début janvier 2019, Félix Tshisekedi. Il est chargé de tenir l’une des promesses de campagne du chef de l’État : traquer les détournements massifs d’argent public qui ont  ruiné  la RDC pendant les dix-huit ans de règne de l’ancien président, Joseph Kabila.

Les propos du patron de l’IGF sont d’autant plus durs que les « mafieux »qu’il évoque figurent parmi les dignitaires les plus puissants du régime Kabila : l’ancien gouverneur de la Banque centrale Deogratias Mutombo, le président de l’entreprise minière publique Gecamines Albert Yuma ou encore le frère adoptif de Kabila, Francis Selemani, qui a dirigé la banque BGFI RDC jusqu’en 2018.

L’affaire qui émeut Jules Alingete est un scandale retentissant : le détournement de 43 millions de dollars de la Banque centrale, avec la complicité de la BGFI, au profit de l’Entreprise générale d’alimentation (Egal), une société d’importation de viande et de poisson contrôlée par des personnalités du premier cercle de l’ancien chef de l’État Joseph Kabila.

Ce paiement a été révélé en 2016 par Jean-Jacques Lumumba, ancien salarié de la BGFI devenu lanceur d’alerte. Mais il a fallu attendre janvier 2021, deux ans après l’investiture de Félix Tshisekedi, pour que l’IGF lance enfin une enquête.

Jusque-là, comme il l’avait déclaré en 2019, le nouveau président se refusait à « fouiner dans le passé », en particulier dans les affaires qui touchaient d’un peu trop près à son prédécesseur. Car la victoire de Félix Tshisekedi aux élections de 2018 est entachée de graves irrégularités. Pour devenir président, il a dû passer un accord politique avec M. Kabila, qui a conservé pendant deux ans le contrôle des principales institutions du pays.

Mais au moment où Jules Alingete ouvre son enquête, en janvier 2021, rien ne va plus entre les alliés de 2018. Félix Tshisekedi a déjà pris le contrôle du parlement et cherche à faire tomber le gouvernement issu de tractations avec le camp Kabila. Il souhaite aussi reprendre le contrôle de la Banque centrale du Congo (BCC), toujours sous le contrôle de deux très proches de Kabila qui siègent au conseil d’administration : Deogratias Mutombo et Albert Yuma, par ailleurs président du conseil d’administration et actionnaire d’Egal.

Quatre mois plus tard, en avril 2021, le rapport final de l’IGF est bouclé. Ce document accablant, que nous nous sommes procuré, dénonce « un montage savamment conçu » pour opérer un « détournement des deniers publics » (ci-dessous). Le rapport pointe la « responsabilité » partielle du gouverneur Mutombo. Trois mois plus tard, il se résout à démissionner de ses fonctions à la BCC avant la fin de son mandat, tout comme Albert Yuma.

Extrait du rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) de la RDC sur Egal, remis à la présidence de la république en avril 2021. © Document EIC

Mais surprise : Jules Alingete a écrit aux directions d’Egal et de la BCC pour les dédouaner, rejetant toute la responsabilité sur la BGFI.

Si le patron de l’IGF nous a accordé plus d’une heure d’entretien, c’est parce que notre enquête « Congo Hold-up », basée sur 3,5 millions de documents issus de la BGFI obtenus par Mediapart et l’ONG PPLAAF, montre le contraire : Egal a bien bénéficié en 2013 des 43 millions de fonds publics et la BCC a volontairement viré cet argent.

Notre enquête révèle aussi qu’Egal a bénéficié de 34,6 millions de fonds supplémentaires d’origine inconnue qui ont pour la plupart transité par le compte de la BGFI à la Banque centrale. Soit un total de plus de 77 millions de dollars de fonds détournés et suspects, dont 6 millions ont bénéficié personnellement à Joseph Kabila et à sa famille.

Jules Alingete dément formellement toute volonté d’épargner les éminents kabilistes qui peuplent ce dossier. « Je n’ai aucun intérêt à couvrir Egal », répond le patron de l’IGF. Il ajoute que le président Tshisekedi a été « le seul » à lui demander de « rechercher la vérité » dans cette affaire, alors qu’il a « souffert de pressions » d’autres acteurs du dossier.

Le patron de l’IGF dit ne pas avoir eu d’autres choix que de blanchir Egal et la BCC parce que la BGFI ne lui a pas fourni les documents qu’il avait demandés et a finalement choisi d’endosser toute la responsabilité. La banque a même accepté de rembourser les 43 millions à l’État alors qu’elle n’en a pas bénéficié !

Dans sa réponse écrite, Jules Alingete estime que la BGFI a « sans doute » voulu « empêcher le gouvernement congolais de saisir les avoirs » d’Egal. « Face à un groupe de mafieux qui s’organise, qu’est-ce que je peux faire ? Ils arrêtent des stratégies pour donner l’impression qu’ils sont opposés, mais la BGFI, Egal, Yuma, ce sont un même groupe de gens », a-t-il ajouté lors de notre entretien.

Contactés, la BGFI, la BCC, Albert Yuma et Deogratias Mutombo n’ont pas répondu. Dans ses réponses écrites, Egal dément avoir « reçu de l’argent de la Banque centrale du Congo », rappelle avoir été « mise hors de cause » par l’IGF, et refuse de répondre à nos questions car l’enquête judiciaire en cours « revêt un caractère secret ».

Les documents « Congo Hold-up » permettent de raconter pour la première fois l’histoire secrète de ce scandale d’État, avec en toile de fond un enjeu vital : l’approvisionnement alimentaire de ce pays d’environ 100 millions d’habitants parmi les plus pauvres du monde, où une personne sur trois souffre de malnutrition aigue, selon l’ONU.

Selon un mémo interne de la BGFI, la société Egal a été fondée en 2013 par des « patriotes congolais » désireux d’offrir à la population de la viande et du poisson moins chers et « de meilleure qualité ».

Ces « patriotes » sont tous des intimes de Joseph Kabila, selon des documents obtenus par l’ONG The Sentry, partenaire du projet « Congo Hold-up ».

Les premiers directeurs généraux adjoints d’Egal sont le Belgo-Congolais Alain Wan et le Belge Marc Piedbœuf, un duo d’hommes d’affaires à la tête d’une galaxie de sociétés (mines, ports, transport maritime, travaux publics), soupçonnés d’agir pour le compte de celui qui est désormais ancien président. Ils ont par exemple été les actionnaires majoritaires de la puissante société agricole Grands élevages du Bas Congo (GEL), avant de la céder à Ferme Espoir, une société détenue par Joseph Kabila et gérée par Marc Piedbœuf.

L’un des actionnaires (à 20%) d’Egal est la société Aremad Ltd, immatriculée aux îles Vierges britanniques, paradis fiscal parmi les plus opaques du monde. Sollicité, André Wan, le fils d’Alain, nous a fourni un document du registre du commerce indiquant que l’unique propriétaire est sa sœur, et précise qu’elle « représente nos intérêts uniquement ».

Le plus gros actionnaire d’Egal (à 41 %), Norbert Nkulu, n’est autre que l’avocat personnel de Joseph Kabila. Me Nkulu est l’homme des situations délicates : il a assuré bien des négociations au nom de l’ancien président, face aux opposants les plus féroces comme à de simples citoyens opposés au chef de l’État dans des conflits fonciers et expropriés. C’est aussi lui que Joseph Kabila a nommé à la Cour constitutionnelle, ainsi que deux autres proches, pour verrouiller les résultats des élections de 2018.

Le président du conseil d’administration d’Egal, qui détient 29,5% du capital, est l’un des piliers du régime Kabila : Albert Yuma, patron des patrons congolais, président de la compagnie minière d’État Gécamines et à l’époque également président du comité d’audit et administrateur de la Banque centrale. Comme nous l’avons révélé grâce aux documents « Congo Hold-up », la Gécamines d’Albert Yuma a versé 20 millions de dollars à Sud Oil, une société-écran contrôlée par Francis Selemani, frère adoptif du président et patron à l’époque de la BGFI RDC.

Albert Yuma fait aussi rentrer, à hauteur de 5%, l’un de ses protégés : l’homme d’affaires Eric Monga, qui est depuis 2013 le patron des patrons dans la riche province minière du Katanga. Après deux ans comme directeur général d’Egal, il a revendu ses parts en 2015.

Sollicités, Norbert Nkulu, Albert Yuma et Eric Monga n’ont pas donné suite. Marc Piedbœuf et la famille Wan ont refusé de répondre à nos questions, jugeant nos informations « pour la plupart mensongères » et notre démarche motivée par l’ « intention manifeste de nuire ». Le 3 novembre, avant même la publication de cet article, ils ont déposé plainte à Kinshasa pour « dénonciation calomnieuse » contre Mediapart et nos partenaires De Standaard et PPLAAF.

En cet été 2013, l’objectif de cette équipe de choc est de conquérir un gros morceau du marché des importations alimentaires, alors dominé par des entreprises étrangères, au premier rang desquelles Orgaman, un groupe familial belge présent en RDC depuis plus de soixante-dix ans.

En janvier 2014, Egal reçoit un appui déterminant de l’État congolais qui lui accorde une exonération totale de droits de douanes sur ses importations de poissons. Trois mois plus tard, Orgaman annonce brutalement l’arrêt de ses activités d’importations alimentaires, invoquant notamment une fiscalité trop élevée.

Monter une société comme Egal nécessite de gros moyens : il faut des bateaux, des camions, des entrepôts réfrigérés. Les promoteurs d’Egal ne peuvent, ou ne veulent, pas financer l’aventure. Ils mettent sur pied une incroyable combine financière pour obtenir cet argent de l’État congolais.

Le 10 juin 2013, un courrier portant la signature du ministre des finances de l’époque Patrice Kitebi annonce à MW Afritec, l’entreprise de travaux publics du duo Wan-Piedbœuf, que l’État lui doit 64 millions de dollars pour « divers travaux effectués » et va payer 43 millions tout de suite.

L’enquête de l’IGF a établi que cette créance, totalement « fictive », a été créée pour « servir d’alibi au détournement ». Face aux inspecteurs, Patrice Kitebi a nié avoir signé. Il a refusé de nous répondre.

MW Afritec a transféré cette créance bidon à Egal en vertu de deux « conventions » signées en mai et en juillet 2013 (voir notre document ci-dessous). Ces contrats prévoient que l’argent de l’État servira de garantie à un prêt de 40 millions accordé par la BGFI à la société d’importation de denrées alimentaires.

L’une des conventions de transfert de la créance entre Egal et Afritec © Document PPLAAF/Mediapart

L’État tarde à payer. Qu’à cela ne tienne : la BGFI accorde dès la fin août 2013 un énorme crédit à Egal (27 puis 40 millions de dollars), sans examen du dossier et sans signer de convention de prêt, en violation des procédures internes. Un mois plus tard, Egal a déjà dépensé 19 millions de dollars.

Ce prêt ne sera régularisé qu’en janvier 2014. Des mails issus des documents « Congo Hold-up » et l’analyse informatique de leurs pièces jointes montrent que la BGFI RDC a fabriqué des documents antidatés afin de faire croire à sa maison mère, basée au Gabon, que le crédit de 40 millions était régulier dès le départ.

De son côté, la Banque centrale du Congo (BCC) ouvre un compte à la BGFI et y transfère, essentiellement depuis son compte à la Rawbank, 43 millions de dollars. Puis le 29 novembre 2013, deux directeurs de la BCC ordonnent à la BGFI de virer, en plusieurs fois, les fonds à Egal afin de régler la créance fictive (voir nos documents ci-dessous). La Banque centrale n’hésitera pas à falsifier son bilan comptable officiel pour faire croire que ce paiement n’a jamais eu lieu (lire notre enquête ici).

© Documents PPLAAF/Mediapart

L’argent atterrit sur un compte à la BGFI intitulé « Egal Sequestre », ce qui suggère que l’argent y est gelé par la banque en garantie du prêt. Nos documents montrent qu’il s’agit en réalité d’un compte courant, contrôlé par Egal.

Le 23 décembre 2013, un mois à peine après l’arrivée des fonds de la BCC sur le « séquestre », Egal y prélève 3 millions de dollars, qui sont virés sur un compte de la BGFI lié au président Kabila. Un courriel, rédigé le même jour par le directeur des opérations de la banque, confirme qu’il s’agissait bien de l’exécution d’une « demande de virement […] de Egal vers la présidence ».

Un an plus tard, un virement de 3 millions de dollars est effectué depuis ce même compte « séquestre » d’Egal à Sud Oil, la société-écran contrôlée par Francis Selemani, frère adoptif de Joseph Kabila et directeur général de la BGFI RDC, comme nous l’avons révélé dans notre première enquête « Congo Hold-up ».

Suite à la parution de cet article, Egal a démenti auprès de notre partenaire RFI, affirmant que la société « ne détient aucun compte dans aucune banque qui aurait opéré le virement évoqué en faveur de Sud Oil ».

Nous avons pourtant les preuves que ce paiement a bien eu lieu. Le 3 octobre 2014, le compte « Egal sequestre » a transféré 2 999 999,5 dollars à un compte technique de la BGFI baptisé « Virement en instance III », lequel a viré les fonds le même jour à Sud Oil (nos documents ci-dessous).

Les relevés bancaires de la BGFI montrant le paiement de près de 3 millions de dollars Egal à Sud Oil. © Document PPLAAF/Mediapart

Egal disposait à la BGFI, en plus du compte « sequestre », d’un autre compte destiné uniquement à payer les « investissements ». Lequel encaissait les prêts de la BGFI, garantis par les fonds fournis par la Banque centrale. Le montage semble avoir été conçu pour que le compte « sequestre », alimenté par les fonds publics détournés, ne règle pas directement les dépenses d’Egal.

L’opération a vité tourné au cauchemar pour la banque. Egal a connu une croissance stratosphérique, avec un chiffre d’affaires de 70 millions de dollars en 2015, deux ans et demi après son lancement. Mais l’entreprise dépense tellement d’argent sur son compte « investissements » qu’elle est incapable de rembourser les prêts.

Vu l’ampleur des impayés, il a fallu restructurer les emprunts plusieurs fois. En juin 2014, Egal obtient un nouveau crédit de 4 millions de dollars, garanti par une somme du même montant que l’entreprise a reçu son sur compte « séquestre ». L’argent vient d’un compte non spécifié à la Rawbank. S’agissait-il du compte de la Banque centrale à la Rawbank, qui avait déjà fourni la majorité des 43 millions un an plus tôt ? La BCC n’a pas répondu.

En mai 2016, la situation est catastrophique. Malgré les 57 millions de dollars empruntés à la BGFI, le compte « investissements » est à découvert de 10 millions ! La banque bloque alors ce compte et prélève 5 millions sur le compte « séquestre » pour régler les « impayés ».

Le 15 août 2016, le directeur général adjoint d’Egal Marc Piedbœuf supplie par courriel Francis Selemani, frère du président Kabila et patron de la BGFI RDC, de « surseoir à ce blocage ». Il reconnaît qu’Egal est « incapable » de rembourser les prêts mais « souhaite vivement que cela puisse être discuté au plus tôt par TOUTES les parties concernées »« Je ne maîtrise pas tout, loin de là », insiste-t-il, comme pour rappeler qu’Egal est contrôlée par des très proches du président Kabila.

Un mois plus tard, Egal est sauvée par une arrivée de fonds providentielle. Le 29 septembre 2016, 30 millions de dollars sont virés sur son compte « séquestre », avec pour seul libellé « nivellement », en provenance du compte de la BGFI à la Banque centrale. Interrogés sur l’origine des fonds, Egal, la BGFI et la BCC n’ont pas répondu. Cette manne permet à Egal de rembourser une partie des prêts pour un montant de 28 millions et de débloquer son compte « investissements ».

Le montage est nettoyé deux ans plus tard. Le 9 mars 2018, le nouveau gérant d’Egal, Franck Tshibangu, écrit au patron de la banque, Francis Selemani, que la société d’importation alimentaire veut rembourser tous ses crédits « afin de redémarrer sainement son exploitation ».

Le 23 mars 2018, Tshibangu ordonne à la BGFI de virer l’intégralité des 30 millions de dollars encore logés dans le compte « séquestre » : 26,2 millions pour rembourser les prêts, et le solde, soit 3,7 millions, à destination de MW Afritec. C’est le seul virement que reçoit cette société à titre de remboursement, alors que c’est elle qui avait amené cet argent (par le biais de la créance fictive de l’État) et qu’Egal s’était engagé à lui rembourser l’intégralité des 43 millions.

Le 29 juin 2018, le compte « séquestre » est vide. Egal a intégralement dépensé les 77 millions de fonds suspects, dont les 43 millions détournés de la Banque centrale.

Qu’a fait l’entreprise de tout cet argent ? Une partie a servi à financer ses pertes et les investissements. Mais nous avons aussi relevé plusieurs dizaines de millions de dollars d’opérations plus troubles.

Egal a par exemple viré 10 millions de dollars renseignés comme des achats d’équipements (camions, grues, chambres froides). Sauf que l’argent n’a pas été versé directement aux fournisseurs mais à ATMD, une société boîte aux lettres immatriculée à Hong Kong et contrôlée par le duo Wan-Piedbœuf. Cette coquille offshore a aussi touché 2 millions pour des « achats de poissons » et 550 000 dollars pour des travaux d’« études et conception ».

Egal a aussi versé la bagatelle de 37,5 millions de dollars à la société Samaki Fishing, basée en Namibie, le principal pays où Egal se fournit en poissons.

Au conseil d’administration de Samaki, on retrouve l’un trois piliers d’Egal (Albert Yuma, Eric Monga et Marc Piedboeuf), ainsi que Haddis et Martha Tilahun, un couple très proche du parti au pouvoir à Windhoek, qui contrôle le puissant conglomérat namibien United Africa Group (UAG). Il arrive à Haddis de jouer les intermédiaires avec des groupes étrangers, ce qui lui a valu d’apparaître dans le dossier judiciaire de l’affaire Uramin.

Créée par un cabinet de domiciliation, Samaki est une société boîte aux lettres, inconnue dans le milieu de la pêche, qui ne possède ni quotas de pêche, ni navires, ni usines. Elle est immatriculée au siège d’UAG alors qu’elle n’apparaît pas dans l’organigramme public du groupe.

En août 2013, Egal vire 11,5 millions de dollars à Samaki pour « achat de poissons congelés », puis 1,25 million pour le même motif moins d’un an plus tard. À en croire les registres de douanes, il y a bien eu des livraisons en 2014, mais difficile de dire combien. Albert Yuma lui-même avait reconnu auprès de l’ONG journalistique OCCRP que Samaki n’avait pas eu beaucoup de succès dans la fourniture de poisson, et avait surtout servi d’ « intermédiaire ».

© Document PPLAAF/Mediapart

Le business plan confidentiel de Samaki indique que l’entreprise voulait au départ obtenir des permis de pêche pour 60 000 tonnes de maquereaux par an. La présentation précise qu’Egal s’est associée à l’influent couple Tilahun pour « acquérir ces droits à un prix compétitif » et « sécuriser » son accès au poisson namibien.

En l’espace d’un an, entre août 2014 et août 2015, Egal a viré 19,5 millions supplémentaires à Samaki avec pour justification « paiement des charges d’exploitation » (notre document ci-dessous).

© Document PPLAAF/Mediapart

Aucun des protagonistes n’a accepté de nous répondre au sujet de la destination finale de fonds versés à Samaki. Contactée, Martha Tihalun nie avoir jamais entendu parler de la société, alors qu’un document officiel de 2013 montre qu’elle en est administratrice.

Egal a enfin versé 14 millions de dollars à All Ocean Logistics (AOL), une société boîte aux lettres immatriculée aux îles Féroé, un archipel situé entre la Grande-Bretagne et l’Islande, véritable paradis fiscal pour armateurs. AOL possède au moins un bateau de la flotte d’Egal : le navire frigorifique El Nino. C’est aussi par cette coquille que transitent une partie des fonds destinés à financer les opérations maritimes.

Egal et ses gestionnaires ont ainsi exécuté une lubie du président Kabila : la création d’un parc d’animaux sauvages dans sa ferme de Kingakati, au sud de Kinshasa, qui appartient à sa société Ferme Espoir.

Comme l’ont révélé Le Monde et l’OCCRP en 2017, Egal a importé de Namibie vers la RDC, à bord du cargo El Nino, des centaines de bêtes sauvages. Des girafes, des zèbres, des buffles, des gazelles et des gnous bleus ont ainsi été acheminés vers le domaine présidentiel.

Notre enquête « Congo Hold-up » montre que les livraisons se sont poursuivies après cette date. Dans un rapport daté de juillet 2019, la Fondation pour la conservation de la girafe atteste que 12 sur 16 girafes sont mortes pendant le transport et plus tard, suite à des problèmes d’acclimatation dans le domaine de l’ancien président Kabila. En mai 2019, le cargo El Nino a transporté quatre éléphanteaux et leurs parents jusqu’à la Ferme Espoir.

Le scandale Egal éclate le 29 octobre 2016 lorsque le quotidien belge Le Soir révèle, grâce à de premiers documents fournis par le lanceur d’alerte Jean-Jacques Lumumba, le paiement de 43 millions de dollars de la Banque centrale à Egal.

À l’époque, tous les protagonistes démentent formellement, assurant même que ce paiement n’a jamais eu lieu. Un tel financement par la BCC d’une entreprise privée serait illégal « comme n’importe où ailleurs dans le monde », déclare même Albert Yuma, actionnaire d’Egal et président du comité d’audit de la BCC. Aucune poursuite n’est engagée.

Deux ans plus tard, en 2018, suite à de nouveaux scandales, Francis Selemani, frère du président Kabila, doit quitter son poste de patron de la BGFI RDC (lire notre enquête ici). Des enquêtes internes sont lancées. Le directeur de l’audit de la banque, Yvon Douhore, se charge personnellement du dossier Egal.

Le 22 juin 2018, il envoie ses conclusions, documents à l’appui, à la directrice adjointe du groupe BGFI au Gabon, Huguette Oyini. Le directeur de l’audit interne confirme que l’argent a bien été fourni par la BCC à Egal et ajoute que le directeur des opérations de la BGFI RDC a menti sur ce point aux avocats de la banque : « [Il leur] avait dit que le cash collatéral [l’argent versé sur le compte “séquestre” – ndlr] avait été constitué en 2013 par des dépôts progressifs d’Egal. Nous notons donc que cela n’est pas vrai. »

Le même mensonge sera servi trois ans plus tard à l’Inspection générale des finances lorsqu’elle ouvre enfin une enquête officielle en janvier 2021.

Le 5 février, le patron de l’IGF, Jules Alingete, écrit un courrier très dur à Egal, accusant la société de « détournement des deniers publics ». Le directeur d’Egal, Franck Tshibangu, répond que le compte « séquestre » sur lequel Egal a reçu les 43 millions et été ouvert et géré par la BGFI « à l’insu » de la société. Des documents « Congo Hold-up » démontrent le contraire.

D’ailleurs, la BGFI conteste ces accusations. En mars 2021, lors d’une réunion de travail à l’IGF, en présence de représentants de la présidence de la République et du ministère des finances, les représentants d’Egal et la directrice générale de BGFI RDC, Marlène Ngoyi, « en sont venus aux mains », assure Jules Alingete.

« Quelques jours plus tard », selon lui, la BGFI « a reconnu sa responsabilité ». Jules Alingete indique que c’est à cause de cela qu’il a envoyé, le 16 mars, un courrier à Egal indiquant que « la société […] a été mise hors de cause ».

Ces déclarations du patron de l’IGF paraissent surprenantes car le 13 avril, le directeur général adjoint de la banque écrit à l’IGF qu’Egal a été « le bénéficiaire exclusif » des 43 millions et avait le contrôle du compte. Il fournit une preuve : l’ordre de virement d’Egal ordonnant en 2018 de vider le compte (voir ci-dessous).

L’ordre de virement d’Egal ordonnant à la BGFI de vider son compte “sequestre” contenant les fonds publics détournés. © Document PPLAAF/Mediapart

Selon Jules Alingete, Egal a répliqué que cet ordre n’a jamais été exécuté. Nos documents montrent une fois de plus que c’est faux.

Le patron de l’IGF indique que la BGFI a craqué à nouveau, admis sa responsabilité, définitivement cette fois, et accepté de rembourser les 43 millions. Alors qu’elle disposait de documents montrant qu’elle était seulement complice du détournement. « On a demandé à la BGFI de nous donner tous les documents. Elle ne nous les a jamais donnés, indique Jules Alingete. J’ai atteint mon objectif qui est de récupérer l’argent de l’État. »

Pour preuve, il nous a fourni un courrier daté du 25 octobre 2021 dans lequel l’avocat de la BGFI réclame un échelonnement des paiements, avec un premier versement prévu en novembre.

Pourquoi la BGFI a-t-elle accepté de porter seule le chapeau d’un détournement dont elle n’a pas bénéficié ? A-t-elle subi des pressions ? Interrogées, la BGFI RDC et sa patronne de l’époque Marlène Ngoyi n’ont pas donné suite.

Du côté de la Banque centrale, après l’envoi du rapport à la présidence, Deogratias Mutombo, gouverneur de la BCC, et Albert Yuma, par ailleurs actionnaire d’Egal, ont tous deux démissionné du conseil d’administration en juillet, trois mois après l’envoi à la présidence du rapport de l’IGF sur l’affaire Egal.

Le rapport a-t-il permis à la présidence de convaincre ces deux piliers du régime Kabila de quitter leur poste ? Leur départ, réclamé officieusement depuis trois ans par le Fonds monétaire international (FMI), a en tout cas permis au président Tshisekedi de conclure avec l’organisme un programme de trois ans, assorti d’un prêt d’un milliard et demi de dollars.

Interrogée sur sa gestion de l’affaire, la présidence de la République se borne à répondre que les nominations à la Banque centrale résultent de « décisions personnelles du président de la République et de la nécessité de la mise en conformité de son conseil d’administration et la loi organique régissant son fonctionnement ».

La présidence Tshisekedi assure n’avoir exercé « aucune pression » dans l’affaire Egal et ajoute que « ce n’est pas à la présidence d’engager des poursuites ». Pour toutes les questions sur le fond du dossier, elle renvoie aux « réponses apportées » par le patron de l’IGF.

« C’est à la justice de déterminer les responsabilités de chacun », insiste Jules Alingete. Le procureur général de Kinshasa a enfin ouvert cette année une enquête pénale sur l’affaire Egal. Il a refusé de nous répondre, invoquant le secret de la procédure.

Dans ses réponses écrites, Egal dément avoir « reçu de l’argent de la Banque centrale du Congo », rappelle avoir été « mise hors de cause » par l’IGF, et refuse de répondre à nos questions car l’instruction judiciaire en cours « revêt un caractère secret ».

Depuis huit ans, Egal est en tout cas devenu un poids lourd de l’alimentaire, en particulier grâce à ses chinchards importés de Namibie. Éric Monga, ancien directeur général, a écrit à notre partenaire PPLAAF qu’il « est de notoriété publique qu’avec l’avènement d’Egal, les prix de chinchards et des vivres frais ont chuté ». Mais les choses ne sont pas si évidentes, à en croire les prix du marché de Kinshasa publiés en ligne par l’Institut national de la statistique du Congo, l’Agence congolaise de presse et la Radio Okapi des Nations unies.

Fin 2016, soit deux ans après le début de l’activité d’Egal, les prix du chinchard dépassaient de 20 % les prix qu’ils atteignaient à la mi-2013. Ils ont continué d’augmenter au cours des années suivantes, même si, en 2020, une fois convertis des francs congolais vers le dollar, les prix ont légèrement diminué, selon les calculs de PPLAAF. Peu d’éléments montrent que la mission « patriotique » d’Egal pour lutter contre la faim a été un succès.

22 novembre 2021 | Par Yann Philippin | Mediapart  et Sonia Rolley (RFI)

L’enquête « Congo hold-up », basée sur la plus grosse fuite de documents jamais survenue en Afrique, révèle de façon inédite les rouages de la kleptocratie et de la corruption qui ont rongé la République démocratique du Congo (RDC) sous le règne de son ancien président Joseph Kabila, et au-delà, le pillage d’un pays continent parmi les plus pauvres du monde.

Mediapart et l’ONG Plateforme pour la protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) ont obtenu 3,5 millions de documents et plusieurs millions de transactions bancaires issus de la BGFIBank. Sous la coordination du réseau de médias d’investigation European Investigative Collaborations (EIC), ces données ont été analysées pendant six mois, dans un effort de coopération inédit, par 19 médias (Mediapart, RFI, De StandaardLe SoirNRC HandelsbladDer Spiegel, Bloomberg, BBC Africa Eye, L’Orient-Le Jour…) et 5 ONG (PPLAAF, The Sentry, Public Eye, Resource Matters et Congo Research Group) basés dans 18 pays.

Cet effort de recherche, qui a nécessité une plateforme informatique sécurisée et la création d’un logiciel spécifique, n’aurait pas été possible sans l’équipe technique de Mediapart (Chrystelle Coupat et Rubing Shen) et de l’EIC (Gabriel Vijiala). La charte graphique et l’iconographie du projet « Congo hold-up » sont signées Simon Toupet et Sébastien Calvet (Mediapart).

L’enquête de cet article a été menée par Mediapart, Radio France internationale (RFI) et l’ONG française PPLAAF, avec la collaboration de The Namibian (Namibie), de la télévision KVF (îles Féroé) et de l’ONG The Sentry (États-Unis) .

Toutes les personnes, sociétés et entités publiques citées ont reçu des questions détaillées par écrit. Nous avons déployé tous nos efforts pour tenter d’obtenir leurs réponses. La plupart n’ont pas répondu, dont Joseph Kabila, la BGFI RDC, le groupe BGFI, Francis Selemani, la Banque centrale du Congo, Deogratias Mutombo, Albert Yuma et Norbert Nkulu.

Dans sa réponse écrite (à lire dans l’onglet Prolonger), Egal rappelle avoir été « mise hors de cause » par l’IGF, et refuse de répondre à nos questions car l’instruction judiciaire en cours « revêt un caractère secret ».

La famille Wan et Marc Piedbœuf nous ont fait une réponse écrite générale (à lire dans l’onglet Prolonger) et ont déposé à Kinshasa, avant la publication de cet article, une plainte pour « dénonciation calomnieuse » contre Mediapart et nos partenaires, De Standaard et PPLAAF.

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