Les années s’écoulent avec elles, les reformes du code pénal. Pour Didier Julliard Bouadi Sanoussi, accusé de viol sur mineure et en détention préventive au pôle pénitentiaire d’Abidjan (PPA), ex-MACA, depuis huit (08) ans, rien ne change. A défaut de jugement, il demeure un prévenu comme de nombreux autres qui croupissent au fond des cellules des prisons ivoiriennes. Enquête sur cette fragilité du système pénitentiaire.
8 ans de détention préventive, sans jugement !
Le 29 août 2024, si sa situation ne change pas, Didier bouclera sa huitième année au pôle pénitentiaire d’Abidjan. Huit années au cours desquelles ses parents B.S et W.S durement éprouvés par les aléas de la vie auront frappé à toutes les portes, remué ciel et terre, fléchi genoux devant Dieu, sans que le dossier de leur fils ne bouge. Dans les dédales du parquet qu’ils sillonnent régulièrement, à la recherche d’une oreille attentive, il leur arrive de tomber sur des rats de palais qui leur promettent de les aider à obtenir la libération du détenu contre des espèces.
Mauvaise fortune
A chaque fois qu’est évoqué le cas de ce prisonnier en passe de pulvériser avec d’autres compagnons d’infortune les records de la détention préventive sans jugement, les yeux de B.S, sa mère sont embués de larmes. Elle ne comprend pas pourquoi la mauvaise fortune s’acharne ainsi sur elle et sa famille depuis douze ans. Une vie parsemée d’embûches qui a contribué à la dégradation de son état de santé et de celui de son époux B.S.
A Agboville où nous les avons retrouvés, ce jeudi 11 janvier 2024, c’est dans une demeure équipée dans la stricte austérité que « Le Franc-Tireur » est accueilli. Malgré les coups de la vie, B.S garde le sourire. L’entretien débute par les civilités, puis, retour en arrière sur un chemin de vie peu vernis.
C’est en 2012, que le destin commence à basculer. W.S le chef de famille, employé au sein d’une multinationale qui a une réputation à Abidjan, est mis à la retraite du jour au lendemain, sans autre forme de procès. L’homme est âgé de 54 ans, il a encore six ans devant lui. Du moins, c’est ce qu’il croyait.
Changement de domicile
Pour continuer à vivre, la famille change de domicile. D’Abidjan, elle arrive dans l’Agnéby-Tiassa. Didier qui, lui, se débrouille dans un petit commerce aux II-Plateaux, non loin de la paroisse Sainte Cécile, en qualité de gérant ne peut survivre. Il lui faut gagner de l’argent pour assumer ses besoins et venir en aide à ses parents. Parallèlement à cette activité, il donne des cours à domicile pour joindre les deux bouts. Il se trouve un petit studio à Cocody-Mermoz. Son temps libre, il le consacre à sa chorale à l’église. Sans être tout à fait rose, sa vie en vaut la peine.
2016, nouveau coup du sort. Sa patronne décède. Le voilà sans emploi. Il part donc s’installer à Yopougon-Banco, où il a trouvé une place d’aide maçon sur le chantier de construction d’une église catholique. Il est loin de s’imaginer qu’en prenant cette décision, il aura maille à partir avec la justice.
Rumeurs d’agression sexuelle et convocation
Le 14 août 2016, des rumeurs lui parviennent. Il serait l’auteur d’un viol sur une mineure de 15 ans prénommée C. Estimant ; ne se reprochant rien, il n’accorde aucun crédit à ce qu’il considère comme des ragots. Une semaine plus tard, le 21 août 2016, alors qu’il prenait déjeuner dans une gargote du quartier, un individu qu’il affirme ne pas connaitre l’aborde en ces termes : « C’est toi Didier ? »
A sa réponse affirmative, une convocation de gendarmerie lui est tendue. Des badauds qui ne semblaient attendre que ce moment, le rouent de coups. Il est sauvé in extremiste par le tuteur de la victime qui parvient à l’extirper d’un lynchage en règle préméditée (?) et à lui faire emprunter un taxi pour la brigade de gendarmerie de la cité Fairmont. Retenu en garde à vue, il est déféré, le 29 août 2016 et placé sous mandat de dépôt le même jour. C’est à bord de Air Maca, le véhicule de transport des prisonniers qu’il arrive à la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan. Pour ne plus en ressortir. Sauf pour venir quelquefois au parquet du Plateau pour les besoins de l’enquête.
Quatre ans sans être entendu
En charge de statuer sur son cas référencé RI /28/16, le 6ème cabinet d’instruction a connu à trois reprises, un changement de juge. C’est sans doute l’une des raisons à l’origine certainement du long retard accusé dans le traitement de son dossier. Mais pas que. « En 7 ans de séjour en prison, j’ai fait 4 ans sans être reçu en audience par un juge. », révèle Didier qui à l’évidence a perdu la notion du temps. Il ne se souvient plus de cette période au cours de laquelle, il est resté ainsi. « La dernière fois qu’il a été rappelé au parquet, c’était en juin 2023. Il lui a été signifié que son dossier est redescendu au cabinet pour « un complément d’informations. », indiquent ses géniteurs.
Combien de temps faudra-t-il pour clore l’enquête, transmettre de nouveau le dossier au parquet général et programmer un procès que Didier espère de longue date ?
Ce que dit l’article 167 du code de procédure pénal
La loi N°2022-192 du 11 mars 2022 modifiant la loi N°2018-975 du 27 décembre 2018 portant code de procédure pénale dispose en son article 167 nouveau que ; « En matière criminelle, la détention préventive ne peut excéder huit (08) mois.
Toutefois, le juge d’instruction peut décider de prolonger la détention préventive pour une durée qui ne peut excéder huit mois par une ordonnance motivée rendue après débat contradictoire au cours duquel le ministère public et l’inculpé ou son avocat sont entendus.
A titre exceptionnel, lorsque les investigations du juge d’instruction doivent être poursuivies et que la détention préventive demeure justifiée au regard des conditions de l’article 163, la Chambre d’instruction peut prolonger la détention préventive pour une durée qui ne peut excéder huit (08) mois. Le juge d’instruction transmet sa requête à la Chambre d’instruction après avoir recueilli les observations du Procureur de la République et de l’inculpé. Il ne peut saisir la Chambre d’instruction qu’une seule fois.
La requête du juge d’instruction doit comporter les raisons qui justifient la poursuite de l’information. Il n’est pas nécessaire que la requête indique la nature des investigations envisagées lorsque cette indication risque d’entraver leur accomplissement.
La Chambre d’instruction est tenue de statuer dans un délai de quinze jours, à compter de sa saisine, le Procureur général entendu.
A l’issue des délais sus-indiqués, l’inculpé est en détention injustifiée et doit être mis en liberté. »
Quid de l’article 163 ?
L’article 163 précédemment cité, que « Le Franc-Tireur » a consulté stipule que ; « La détention préventive ne peut être prononcée ou prolongée que par ordonnance motivée du juge d’instruction démontrant, au regard des éléments précis et circonstanciés résultant de la procédure, qu’elle constitue l’unique moyen de parvenir à l’un ou plusieurs des objectifs suivants et que ceux-ci ne peuvent être atteints en cas de placement sous contrôle judiciaire :
- Conserver les preuves ou les indices matériels ;
- Éviter une pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ;
- Éviter une concertation frauduleuse entre la personne inculpée et les autres auteurs ou complices ;
- Protéger la personne inculpée ;
- Garantir le maintien de la personne inculpée à la disposition de la justice ;
- Mettre fin à l’infraction ou prévenir son renouvellement ;
- Faire cesser le trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction, les circonstances de sa commission ou l’importance du préjudice qu’elle a causé.
La détention préventive peut également être ordonnée dans les conditions prévues au présent article, lorsque l’inculpé se soustrait volontairement aux obligations du contrôle judiciaire quelle que soit la peine privative de liberté encourue.
Les dispositions de l’alinéa premier du présent article s’appliquent aux réquisitions du procureur de la République lorsqu’elles visent à ordonner la détention préventive de l’inculpé. »
En théorie, cette réforme salutaire qui devrait contribuer à un désengorgement des prisons peine à atteindre sa vitesse de croisière en raison de l’insuffisance des moyens alloués aux magistrats dans l’accomplissement de leurs missions, de la non prise en compte de la charge de travail des juges d’instruction peu nombreux et du non-respect du rythme des audiences.
Des « Sanoussi », les prisons ivoiriennes en abritent en nombre. Certains y croupissent depuis plus d’une dizaine d’années, sans jugement. Pour mettre un nom sur ces détenus de l’ombre, on peut citer : Bleu Axel Boris, incarcéré au pôle pénitentiaire d’Abidjan depuis 2014, les jumeaux Seka Kouassi Séraphin et Seka Kouassi Boniface, dans les liens de la détention préventive depuis 2012…
L’affaire des 486 cas de détention injustifiée
Au terme d’un atelier tenu à Yamoussoukro du 23 au 26 février 2021, la Fédération internationale de l’action des chrétiens pour l’abolition de la torture (FIACAT) et l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture en Côte d’Ivoire (ACAT-CI), deux associations qui militent pour de meilleures conditions de détention et le respect des droits des prisonniers dénonçaient l’existence en milieu carcéral de 486 cas de détention préventive injustifiée.
Une information qui avait déclenché l’indignation de l’exécutif. Un démenti du gouvernement ivoirien, par l’intermédiaire du ministre de la justice, Sansan Kambilé, le 04 mars 2012 a été produit. Une réaction qui ne suffit pas à cacher la réalité.
Peines anticipées
Ainsi, le site en ligne jeuneafrique.com, dans un dossier publié, le 25 novembre 2021, sous le titre ; « Côte d’Ivoire : quand les détentions préventives s’éternisent, où est la justice ? », relevait l’initiative de l’association de soutien aux prisonniers SPOCI. La lecture de l’article permet de comprendre que ; « Depuis 2002, Hermane Yohou Zahui arpente les lieux de détention de Côte d’Ivoire (…) Il répond régulièrement aux appels à l’aide des familles de détenus, parfois incarcérés préventivement depuis plusieurs années dans l’attente d’une décision de justice ou d’un procès qui ne vient pas. Sans avocat, sans connaissance du droit et sans moyen financier, leurs parents se tournent vers lui.’’ Nous avons suivi une famille dont le fils est en prison depuis 2011 pour un crime. Il avait 17 ans à l’époque des faits et il n’a toujours pas été jugé, raconte Hermane Yohou Zahui. Jusqu’à présent, nos demandes n’ont pas abouti. ‘’ Des cas comme celui-ci, il en connait beaucoup d’autres, à Abidjan ou à l’intérieur du pays. Des détenus abandonnés à leur sort, ‘’parfois depuis dix ans’’. Cet usage excessif de la détention préventive, pointé du doigt par plusieurs ONG, finit par constituer une peine anticipée pour des personnes non condamnées. »
Une pratique en forme de pied de nez à l’article 6 de la loi N° 2016-886 du 08 novembre 2016 portant Constitution de la République de Côte d’Ivoire, telle que modifiée par la loi constitutionnelle N°2020-348 du 19 mars 2020 qui dispose que : « Le droit de toute personne à un libre et égal accès à la justice est protégé et garanti. Toute personne a droit à un procès équitable et à un jugement rendu dans un délai raisonnable déterminé par la loi. L’Etat favorise le développement d’une justice de proximité ».
LA REDACTION